XX

 

Dénouement

 

– Voyons, Cook, êtes-vous décidé ?

– Mais si on nous reprend ?

– La belle affaire, nous n’en serons ni plus ni moins pendus, demain matin.

– Ah ! ne me faites pas songer que c’est aujourd’hui...

– Le 15, la veille de notre supplice, si nous ne nous évadons, répondit, avec quelque dureté, Edwin.

– Ô mon Dieu !

Et Cook se mit à sangloter.

– Vous êtes faible et fou, reprit son interlocuteur ; avec de l’énergie, nous pouvons nous échapper. Les limes que miss Rebecca nous a si adroitement envoyées avant-hier, par vos sœurs, demeureront-elles sans utilité dans nos mains ? Allons, du courage, mon camarade !

– Mais si on nous aperçoit, on nous fusillera !

– Ne vaut-il pas mieux cent fois mourir d’une balle qu’accroché à une potence ?

– Mourir ! mourir ! disait avec terreur Cook, jeune homme plein d’avenir, appartenant à l’une des meilleures familles de l’État de New-York.

– Oui, répondit Edwin, l’évasion ou la mort.

Et s’armant d’une lime, il se mit à scier les fers qu’il avait aux pieds.

Ayant terminé, après quelques heures d’une rude besogne, il rendit le même service à son compagnon.

Cette scène avait eu lieu dans le cachot occupé par les deux condamnés, la nuit du 14 au 15 décembre.

La double opération terminée, Edwin dit à Cook :

– Rajustons nos fers avec des ficelles et restons couchés afin que, quand viendra la visite, ce matin, on ne s’aperçoive de rien. Un de nos gardiens est gagné ; nous profiterons du moment où les geôliers seront en train de dîner pour nous sauver.

Ils attendirent midi, dans une anxiété plus facile à comprendre qu’à peindre.

C’est l’heure où l’on dîne généralement encore en Amérique.

La cloche du repas ayant sonné dans la prison, les deux captifs sortirent de leur cachot, après avoir forcé la serrure au moyen d’une pince qu’Elisabeth Coppeland avait, à l’instigation de Rebecca Sherrington, réussi à leur faire remettre avec des limes.

Combien la pauvre esclave eût voulu porter ces instruments elle-même ! Mais elle ne l’avait pu. Depuis sa première visite, la prison lui était interdite, par ordre du gouverneur Wise. Ni l’influence de mademoiselle Sherrington, ni celle de la nouvelle maîtresse d’Elisabeth ne parvinrent à lever cet interdit. Le gouverneur Wise avait peur. Il fut inflexible. Qu’on juge du désespoir des jeunes filles ! Le ciel parut enfin leur venir en aide.

Trois jours avant le supplice, les sœurs de Cook arrivèrent à Charlestown avec leurs maris, MM. Willard et Stanton, hauts fonctionnaires l’un et l’autre.

Ils voulurent voir Cook : le gouverneur Wise n’osa leur refuser cette faveur.

Rebecca l’apprit. Elle s’entendit avec les deux dames qui séduisirent un geôlier, et, grâce à leurs crinolines, passèrent aux prisonniers les outils nécessaires pour préparer une évasion.

Ceux-ci en firent, on l’a vu, bon usage.

La porte de leur cachot ouverte, ils se jetèrent, palpitants d’espérance, de crainte, dans un couloir qui conduisait au mur d’enceinte.

Déjà ils distinguaient ce mur, peu élevé, et qu’il ne leur serait pas difficile de franchir, à l’aide des cordes dont ils s’étaient munis : déjà la liberté souriante leur prêtait des forces et des ailes, quand le cri de challenge (qui vive) ! immédiatement suivi d’un coup de feu, retentit.

– Perdus ! nous sommes perdus ! murmura Cook.

– Êtes-vous blessé ? demanda Edwin.

– Non.

– Ni moi. Eh bien ! hardi, hardi, à la muraille !

Ce disant, il s’élança... Mais trop tard. L’alarme était donnée. Une nuée de geôliers fond sur les captifs qui sont réintégrés dans leur cachot et enchaînés avec des fers d’un poids énorme aux pieds et aux mains.

Aussitôt, par ordre du gouverneur Wise, la prison fut occupée militairement.

En se rendant à son poste, le factionnaire détaché vers la partie du mur extérieur où les détenus pensaient s’échapper, aperçut le corps d’une femme étendu à terre.

– Encore une de ces gueuses de négresses qui est ivre ! dit-il en la poussant du pied.

Le corps resta immobile.

– Ah ! tu ne veux pas grouiller, dit la sentinelle, tu ne veux pas bouger ! by Jove, je vais te donner des jambes, moi !

Avec ces mots, il lui piquait les reins de la pointe de sa baïonnette.

La négresse ne remua pas davantage.

– Par le diable ! elle est crevée ! s’écria le militaire en reculant d’un pas.

Morte, en effet ! elle était morte, Elisabeth Coppeland !

Venue là pour surveiller la sortie des évadés, parmi lesquels elle espérait trouver aussi son frère John, la détonation de l’arme tirée sur eux l’avait frappée d’une commotion morale telle que, succombant à ses impressions, elle était tombée pour ne se plus relever.

 

 

Le lendemain, à peu près au même moment, son frère et son fiancé la suivaient dans l’éternité.

 

 

Vers une heure aussi – ce jour-là – Edwin Coppie et Cook furent amenés dans la salle du greffe de la prison. On les déferra, puis on les garrotta solidement, les bras derrière le dos.

Sur leurs épaules, le geôlier Avis jeta une couverture bleue, mais un quaker, – secte à laquelle appartenait Edwin, – lui enleva aussitôt cette couverture et la remplaça par son propre manteau.

– Merci, dit le jeune homme avec un pâle sourire.

– Avez-vous quelque chose à demander ? s’enquit Avis.

Cook, raffermi par les exhortations de Coppie, répondit d’un ton calme :

– Je remercie mes gardiens de leur humanité à mon égard. Quant à ma tentative d’évasion d’hier, je veux que personne n’en soit inquiété. À l’exception de mon ami Coppie, nul ici ne connaissait mes projets. Je suis bien jeune encore, et pourtant je meurs avec joie pour la liberté, et n’ai jamais regretté un seul instant d’avoir toujours été un ardent abolitionniste. Ma grande consolation, en quittant ce monde, est la conviction profonde que, avant dix ans, il ne se trouvera pas un seul esclave dans l’État de Virginie.

À cela Coppie ajouta avec un accent prophétique :

– Notre mort sera vengée par les hommes du Nord.

Un quaker lui dit :

– Il est triste de mourir si jeune.

– La mort, repartit Edwin, n’est rien, rien pour un honnête homme. Ce qui est douloureux, c’est de quitter ses amis.

– Il est temps de se mettre en route, dit le geôlier. Pouvez-vous marcher jusqu’à la voiture ?

– Mes liens sont trop serrés, répondit Cook.

On les lâcha un peu, et les condamnés quittèrent la salle entre deux rangées de policemen.

Sur leur passage, plusieurs personnes les saluèrent avec respect.

– Merci de votre sympathie, messieurs, dit Coppie.

– Au revoir ! ajouta Cook.

À la porte de la prison, ils montèrent dans le tombereau qui contenait leurs bières et s’y assirent.

Aussitôt on s’avança vers la place de l’exécution.

Malgré le froid, malgré la neige dont le blanc linceul couvrait la terre, un peuple innombrable se pressait sur le théâtre du supplice.

D’un pas assuré les condamnés escaladèrent les marches de l’échafaud.

Arrivés sur la plate-forme, ils promenèrent autour d’eux un regard curieux ; puis, la corde fut ajustée à leur cou.

À cet instant, un cri terrible monta du sein de la multitude aux oreilles de Coppie :

– Rebecca ! murmura-t-il en fermant les yeux.

Cook frémissait.

– Soyez aussi prompt que possible ! soyez aussi prompt que possible ! répétait-il.

Sur leurs visages on rabattit les bonnets dont ils étaient couverts.

– Attendez, dit Coppie, je veux encore serrer la main de Cook.

À chacun d’eux on détacha un bras. Sans se voir, ils se prirent la main et se la pressèrent dans une étreinte convulsive.

La foule était silencieuse, pensive. Bien des gens pleuraient.

– Adieu, ami ! Le Seigneur veuille nous recevoir dans son sein ! dit Cook.

– Adieu à toi ! et à Rebec...

Coppie n’acheva point.

Sur un signe du shériff, la trappe s’était dérobée sous leurs pieds.

 

 

Charlestown, 16 décembre, 3 h. P. M.

« Hélas ! mon père, vous ne reverrez plus votre fille. Elle est bien coupable ; elle a commis le plus monstrueux des crimes ! Elle va tâcher de l’expier.

» Par haine des noirs, ses frères pourtant devant Dieu, par jalousie contre une pauvre esclave, elle a joué un rôle infâme... le rôle d’espion !

» Pour se venger, elle s’est déguisée en négresse : elle s’est glissée dans les réunions des abolitionnistes. Si l’héroïque John Brown a cessé de vivre, si ses braves compagnons ont péri sur l’échafaud, c’est peut-être à votre fille, mon père, que les propriétaires d’esclaves doivent cet admirable résultat !

» C’est elle qui, et par lettre et verbalement, a prévenu le gouverneur Wise du complot d’Harper’s Ferry ; c’est elle qui a mené son fiancé à la potence !

» Elle souffre, votre fille ! jugez-en : elle a eu le courage d’assister à la pendaison de celui qu’elle aimait ; la meurtrière a savouré l’agonie de sa victime !

» Mais l’Esprit-Saint l’a illuminée, mon père, et ce qui restera de vie à votre fille, elle le consacrera à l’émancipation des noirs.

» Elle le sent, elle sera pour les esclavagistes le fléau de Dieu.

» Bientôt vous entendrez parler d’elle. Puissent ses actions futures lui mériter le pardon des martyrs de sa lâcheté.

» Rebecca. Sherrington. »

 

 

Fin